[TÉMOIGNAGE]
La prise en charge des demandeurs d’asile tchétchènes en psychothérapie


TÉMOIGNAGE

La prise en charge des demandeurs d’asile tchétchènes en psychothérapie

Ville -
Secteur - France
Thématique - Accès aux droits

Olga intervient depuis 3 ans en tant que psychologue auprès du public de demandeurs d’asile russophones suivis par Habitat-Cité.


En 2015, une permanence psychologique hebdomadaire a été mise en place dans le cadre du projet «Réduction des inégalités sociales de santé à destination d’un public de migrants vulnérables et exclus des dispositifs existants». Elle livre son analyse des problèmes psychiques rencontrés par le public tchétchène, majoritaire au sein des demandeurs d’asile reçus par l’association.

Partir pour survivre

Je travaille avec des migrants en situation de précarité depuis déjà de nombreuses années. Une «clinique» qui demande à être réinventée chaque jour. La précarité à laquelle nous faisons référence dans ce contexte ne se limite pas à la dimension matérielle bien que la situation de ces personnes laisse vraiment à désirer.


La précarité qui nous préoccupe ici renvoie davantage à l’arrachement et au déracinement qui rendent la personne fragile de par son isolement. Ces migrants sont partis de chez eux parce que rester est devenu insupportable. Qu’il s’agisse des guerres comme en Tchétchénie, des conflits familiaux, des problèmes économiques ou d’une maladie mentale, toutes ces raisons sont suffisamment valables pour justifier le départ.


Le pays n’est tout simplement plus en mesure de les protéger, de les contenir ou de leur apporter les ressources nécessaires. Partir devient la seule et unique solution de survie. Certains vont partir en famille et emmener à l’étranger une partie de chez eux mais il y a aussi ceux qui partent seuls, pour s’éloigner de tout. En effet, la famille, qui est un modèle réduit de la structure «nationale», peut avoir des effets dévastateurs qui poussent l’individu à mettre des kilomètres entre elle et lui. Pour ces derniers, lorsqu’ils parviennent enfin à atteindre la destination finale – le pays d’accueil – ils «s’enferment» dans la rue, dans un squat ou une chambre d’hôtel dans le meilleur des cas.

Des valises trop lourdes

Avant le départ vers l’étranger, ou plutôt vers l’inconnu, la question des bagages se pose inévitablement. La psychothérapie est à l’image de ce grand voyage où on arrive chargé de valises. Dans une valise prévue pour un long voyage tout est trié, chaque souvenir est consigné. Le passé pèse très lourd, certes, mais comment s’en passer, à qui peut-on le confier? C’est tout ce qui reste de leur pays, de leur maison, de leur histoire personnelle.


Comment lâcher sans trahir la mémoire du passé, de ces gens qui sont morts ou disparus? La culpabilité ou le conflit de loyauté, à chacun son fardeau personnel. C’est avec cette charge, souvent trop lourde, qu’ils essayent d’avancer et éventuellement de rencontrer le pays d’accueil. Certains vont parvenir à s’en délester, et d’autres poursuivront aussi chargés qu’à l’arrivée.

Hommes, femmes : des attitudes différentes face à la thérapie

Je me suis souvent retrouvée dans une impasse, et tout particulièrement avec ces personnes qui ont atterri en consultation comme par inadvertance. Les hommes, avec cette même question de l’oubli: les oublis du quotidien, des rendez-vous et des choses à faire.
Il n’y a plus de place pour le présent face à l’intensité du passé, à cette douleur du passé. Ce passé qu’il ne faut toucher sous aucun prétexte au risque de provoquer une émotion.


Figés, ils n’ont pas le droit de montrer ces émotions devant des témoins, et ici le psychothérapeute devient témoin de leur histoire. Et pourtant, pour soigner un traumatisme il faut tout d’abord l’exprimer pour enfin être reconnu dans le statut de victime par les autres. Les patients me demandent implicitement une solution magique, comme une opération sur une plaie ouverte à distance. Mais comment faire?


Quant aux femmes, elles arrivent souvent tout de noir vêtues dans un hijab. Elles parlent d’une traite sans interruption, pour déverser, pleurer et puis repartir. Elles ne reviennent plus par peur d’avoir trop parlé, d’avoir touché les points sensibles qu’elles cherchent à taire pour mieux tout supporter. Parler c’est laisser une partie de son histoire, se soulager. Ont-elles ce droit? Rares sont celles qui se l’autorisent.

Laisser partir ses morts

En venant voir un psychologue, les gens cherchent du soulagement. Or dans ce contexte, je me suis confrontée à une très forte résistance contre toute «amélioration». Les patients s’accrochent à leurs souvenirs, à leur passé, à leurs morts et disparus pour ne rien laisser partir. Et les morts, ou pire encore les disparus, sont à l’évidence, très nombreux après deux guerres successives.


A-t-on le droit de trahir la mémoire d’un mort? Le laisser partir, l’enterrer à jamais? Comment fait-on avec une personne disparue? Ni morte ni vivante, elle est plus présente que jamais de par son absence.


Prendre connaissance de la déportation que le peuple Tchétchène a subi en février 1944 [i] m’a permis d’esquisser une explication à cette résistance au bien-être. Car l’extrême violence d’un acte à caractère génocidaire n’est pas seulement à rechercher dans le déni de l’agresseur. Le plus horrible est la volonté de faire disparaître une nation, un peuple dans sa globalité, avec son passé, son présent et par conséquent, son futur, dans un silence de mort.


En effet, les Tchétchènes ont dû se taire, sous peine de mort, pendant au moins 60 ans. Alors comment peut-on enterrer ses morts, comment les laisser partir au risque de les perdre à jamais? Le plus effrayant c’est que si ces ancêtres n’existent pas, la génération actuelle ne peut pas non plus exister. Nous ne pouvons exister que si les anciens ont pu occuper leurs places. De la même manière que pour mourir et laisser une empreinte, il faut avoir existé. Du fait que leurs existences aient été niées, les morts sont tout simplement coincés dans le présent.

«Attention à la marche» (Photo: Stéphane Etienne)

Témoigner pour sortir du déni

Le peuple tchétchène devient lui-même porteur de ses morts, garant de son existence, du passé et du présent. Leurs propres corps changés en tombeaux pour leurs morts permettent de maintenir hors du néant toute la nation et de l’installer parmi les humains.


Or le lien est sans conteste très fragile. Comment faire le deuil, indispensable pour revenir à la vie, dans un contexte historique aussi délétère? Pour en sortir, il faut témoigner, or à ce stade de leur parcours, ils ne sont plus en mesure de le faire. Ils ont témoigné dans tous les pays où ils sont passés, à l’OPFRA [ii], à la CNDA [iii], au sein de toutes les instances où ils ont rencontré un refus, un refus qui ne cesse de réitérer ce traumatisme personnel et national. Pour finir, je voulais juste dire qu’il est impossible de travailler avec ce public en individuel, en psychothérapie classique, mais il faut impliquer l’ensemble des institutions qui prennent en charge les réfugiés politiques. Ne rien faire c’est les laisser dans leur détresse. Or, ces personnes vont enrichir les rangs de nouvelles générations françaises, car à présent ils n’ont nulle part où aller.


[i] En Février 1944, Staline a lancé «l’opération Tchetchevitsa» (Opération Lentille) organisant la déportation des peuples tchétchènes et ingouches vers le Kazakhstan dans des wagons à bestiaux ainsi que le massacre sur place de tous ceux qui ne pouvaient se déplacer parmi lesquels des enfants, des personnes âgées et des personnes malades. D’autres peuples du Nord-Caucase ont étés déportés pendant la Seconde guerre mondiale tels les Karatchaïs, les Kalmouk, les Balkars de Kabardino-Balkarie ainsi que d’autres populations comme les germanophones, les Finnois, les Tatars de Crimée et beaucoup d’autres.
[ii] Office Français de Protection des Réfugiés et Apatrides qui instruit les demandes d’asile des populations réfugiées et octroie le statut de réfugié.
[iii] Cour Nationale du Droit d’Asile qui entend les demandeurs d’asile lorsque ceux-ci ont introduit un recours, suite à un premier refus de l’OFPRA relatif à leur demande d’asile.

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