[TÉMOIGNAGE]
Chronique d’un accompagnement


TÉMOIGNAGE

Chronique d’un accompagnement

Ville -
Secteur - France
Thématique - Accès aux droits

Philippe est devenu bénévole à Habitat-Cité un peu par hasard. C’est en découvrant une famille rom qui occupe les parties communes de son immeuble qu’il prend contact avec l’association. Aux côtés d’autres co-propriétaires, il se mobilise avec la Chargée de mission de l’association pour sortir du squat cette famille et accomplir les nombreuses démarches d’accès aux droits : vaccination et scolarisation des enfants, domiciliation de la famille, obtention de l’Aide Médicale d’Etat, cours de Français Langue Etrangère (FLE) et recherche d’emploi sans compter l’aide logistique. Voici son récit d’une journée d’accompagnement auprès de la famille C.

Episode 1: aller-retour Pantin Saint-Denis

Sur le papier, la journée devait démarrer à neuf heures devant l’école élémentaire. Rendez-vous pris avec Iulian, mais était-ce bien un rendez-vous? Un rendez-vous aujourd’hui, cela se prend au téléphone ou de vive voix, puis cela se confirme par mail ou par sms; on le note sur l’agenda du portable, parfois même c’est le GPS qui vous prend par la main et vous y mène; aucune excuse si vous le manquez.


La veille, cela avait plutôt été un échange avec le regard et les mains, dans un français bredouillant, peut-être un signe sur la montre de Iulian en désignant le neuf ou s’arrête la petite aiguille avec l’index, juste là, sois à l’heure!
Vive les montres à aiguilles! Le portable était passé de main en main, je crois m’en rappeler, et quelques mots en roumain avaient atterri dans l’oreille de Iulian via la douce voix familière, rassurante et autoritaire de Mihaela confirmant l’heure fatidique. Mais rassurons nous, le lieu de rendez-vous est archi rebattu, il déposera les enfants à l’école avant neuf heures et m’attendra; l’hôtel est à cinq cent mètres, ça le fera. Iulian n’y était pas.


Allez, j’ai attendu dix minutes tapantes devant l’école, au cas où. J’ai quand même eu le temps de voir le Directeur sur le palier, les enfants arriver en braillant avec des masques de Batman, de Dark Vador et les portes se refermer sur les derniers retardataires. Me suis frotté les yeux; c’était carnaval.

Vestial et Cassandra sont scolarisés au Pré Saint-Gervais depuis peu. Crédit: Philippe Bonnaves


Avant de reprendre la voiture garée en double file un peu plus loin et de commencer à m’inquiéter, je prends le temps de demander à l’accueil si les enfants avaient été déposés par leur père et confirmation, c’était le cas; Vestial et Cassandra ne passent pas inaperçus, même sans masque. Signe d’une grande popularité ou trop de bruits autour de leur intégration ? Au fait, c’est quoi s’intégrer pour des enfants? Se fondre dans le moule ou faire valoir sa différence? Je me pose la question l’espace d’un instant, le temps de monter dans ma voiture.


Le plus drôle dans ces moments là, un peu comme les gamins qui jouent à la guerre en prenant l’air sérieux, est que l’on se donne des défis sans raison alors qu’en fait, on est simplement face à un petit événement insignifiant. Mais cela, on s’en rend compte après coup; sur le moment, on est «à fond». Mon défi du moment: trouver Iulian.


Après de nombreux appels à sa boîte vocale (on ne sait jamais), ni oublier de me plaindre auprès de Mihaela qui compatit, je refais le chemin des écoliers: le squat, la place de la Mairie et l’école à nouveau, puis bien sûr l’hôtel. Personne.


La première mission du jour se fera définitivement seul: récupérer les cinq valises composant une partie de la lourde vie de la famille C. laissées au centre de Saint-Denis et les ramener à Pantin.


Au volant, j’évacue les fantasmes et les pensées négatives, la dernière, j’ose à peine le dire, étant d’imaginer Iulian en route pour la Roumanie abandonnant femmes et enfants derrière lui (je crois qu’il en rirait lui-même) pour me concentrer sur l’essentiel. L’aller-retour se fera en moins d’une heure, piètre consolation.


De retour au Pré-Saint-Gervais et à cinq minutes de la destination, appel du Directeur de l’Ecole et rebondissement : Iulian est en face de lui. Je ne dirais pas qu’il ne m’arrive plus de vivre des journées aussi trépidantes, mais j’avoue que je n’en demandais pas tant à ce moment précis. Je le récupère finalement devant l’école.


Retrouvant mon sérieux et mon statut d’ «accompagnateur» fait de subtilités dans les nuances d’empathie et d’autorité, j’ai évidemment pris un temps pour m’offusquer auprès de Iulian et lui expliquer, en lui désignant les bagages entassées dans la Peugeot, dans quelle galère il m’avait mis et que cela ne se faisait pas de poser des lapins, sans bien sûr employer cette expression.

Vestial à côté de sa mère et du petit frère Moise. Crédit : Philippe Bonnaves


Je n’ai pas vraiment su le fin mot de l’histoire, mais ai compris et retenu les deux raisons principales de son absence du matin : portable HS et rendez-vous incontournable avec Cornel, son frère, devant le squat. Au final, on finit toujours par se retrouver et j’ai confirmation que quelle que soit la galère, la famille reste prioritaire. Quand il parle de Cornel, Iulian répète plaintivement deux fois son prénom en soufflant et souriant dans un mélange de tendresse et de découragement, comme il le fait parfois pour son fils Vestial. Après m’avoir fait son plus beau sourire aux dents d’or et de plates excuses me gratifiant d’un «Monsieur excusez-moi» qui me fit presque regretter de l’avoir sermonné, nous avons rejoint le local d’Habitat-Cité à Pantin où Daniel nous attendait.


Après avoir accepté un thé chaud offert par Daniel et quelques biscuits, nous avons échangé simplement avec lui sur la situation. C’est si évident quand la relation est à hauteur d’hommes. Nous avons souri tous les trois, refait un peu le monde, entreposé temporairement les valises dans le local et Iulian et moi avons quitté Pantin en Direction de l’hôpital Bichat, satisfaits du travail accompli dans la hâte de retrouver Carmen et Moise.


Episode 2: l’hôpital Bichat

Sur la route de l’hôpital Bichat, délestés d’un poids et soulagés, nous partageons avec Iulian un dialogue improbable mais au combien ancré dans la réalité sur les «dames» des boulevards extérieurs, l’art et la manière de réparer un portable à faible coût, le négoce pratiqué par les hommes de la famille, les achats dans les magasins de fripes à faible coût et la revente sur les marchés de région parisienne, les mafias locales, les armes trouvées facilement dans les arrière-boutiques, le prix des fringues, celui du kilo de ferraille et de ma Bonneville. Il m’explique clairement que manger n’est plus un problème, mais que l’argent reste la clé avec pour objectif un travail, mais en attendant, il faut bien survivre. J’avais compris, mais c’est mieux en le disant.


Visite de toute la famille à la maternité pour découvrir le petit frère. Crédit: Philippe Bonnaves


Je me rends compte que nous avons noué une vraie amitié, certes dans la distance respectueuse et infranchissable de nos différences, mais dans laquelle l’humour et la complicité prennent progressivement le dessus sur la compassion et la relation un peu paternaliste de «l’accompagnateur» à «l’accompagné».


Je réalise aussi que nous nous comprenons sans effort en établissant un code de dialogue inédit fait de français, de roumain, gestes à l’appui, code que nous sommes peut-être les seuls à savoir déchiffrer, mais Iulian prend confiance. Je suis persuadé que je vis avec lui ces véritables premiers pas en français, sans compter bien sûr sur le rôle des enfants qui deviennent un relais incontournable. Hier, j’ai entendu pour la première fois Vestial et Cassandra échanger entre eux en français au sujet de l’école. Dans quelques jours, je parie qu’ils testeront l’effet sur leur père.


En parlant avec Iulian et en l’écoutant me raconter sa vie, une évidence m’apparaît brusquement : si mon aide pratique et logistique est utile, ce qui se joue ici, c’est que lui-même m’offre à penser et à agir dans cette relation assumée et concrète que nous avons mise en place. Ces petites choses vécues auprès d’eux, ces petites victoires du quotidien, un geste, une parole échangée où le découragement et les mesquineries de l’institution côtoient les sourires et les joies, c’est ce que Jean Oury appelle «le travail du vivant», «la moindre des choses», quelque chose de l’ordre de «l’avec», une façon de s’adresser à l’autre. Je touche peut-être du doigt le principe même d’un accompagnement réussi. Au final, la famille C. m’apporte autant si ce n’est plus que je ne lui donne et en retour, c’est cette passerelle, ce pont jeté entre nos deux vies qui est un moteur pour la suite, que l’accompagnement se poursuive ou pas, peu importe. Le travail d’un accompagnateur serait d’abord celui d’un pontonnier comme le dit Oury à nouveau (celui qui établit des passerelles de l’un à l’autre, des «greffes d’ouvert»). De bien grands mots pour un quotidien bien réel. Revenons donc à la réalité, tout cela doit rester sérieux, ce n’est pas du divertissement, juste du vécu. A l’approche de l’hôpital, je décide qu’il faut garder une logique d’anticipation et d’efficacité, d’autant plus qu’il n’est pas question de passer trois heures ici; j’ai mon autre vie, professionnelle celle-là, qui m’attend à 16 heures.

Je liste intérieurement les tâches à accomplir : garer la voiture pas trop loin de l’hôpital, réaliser et communiquer à l’assistante sociale les photographies d’identité de Iulian et de Carmen, précieux sésame et pièces manquantes pour l’obtention de l’Aide Médicale d’Etat (AME), récupération à la pharmacie centrale des médicaments, accompagnement de la première sortie de Moise dans la vraie vie dans les meilleures conditions. Cela ressemble à une épopée biblique, mais c’est très concret. Et pour tout arranger, j’exècre les hôpitaux, même si j’admire les gens qui tentent d’y travailler avec dévouement, mais sans une minute de libre pour échanger sur «la moindre des choses».


Cinq euros les quatre photos d’identité, ce n’est pas donné. Se tenir droit, pile à hauteur du cadre, pas de couvre-chef, les yeux ouverts, surtout ne pas sourire, le cou dégagé, pas de bébé dans les bras (véridique) et le fonds neutre. Une voix de femme impersonnelle et froide, sortie de nulle part, rappelle, photos barrées à l’appui pour encore plus de clarté, les règles de base et les interdits. A respecter! Si vous sortez du cadre, vous recommencez à la case départ. Si vous ne disposez plus de cinq euros, pas de deuxième chance.


Le graal est sorti dans un bruit sourd au bout de vingt secondes: 4 photos d’identité officielles sur lesquelles nous nous sommes précipitées et que Iulian a précieusement mises dans la pauvre pochette en plastique pliée en quatre qui renfermait déjà les trésors identitaires de sa petite famille, trésors que Iulian sort et dévoile en un tour de main au simple mot de «papiers». Cela nous a déjà souvent servi et ce n’est pas fini.


Regard des grands frères sur le dernier arrivé de la fratrie. Crédit: Philippe Bonnaves


Carmen, impatiente de sortir, nous attendait dans la chambre avec Moise, habillé et emmailloté pour affronter le froid et la pluie. Notre arrivée à déclenché chez elle un torrent de larmes. Ce n’est pas nouveau chez Carmen; on finirait presque par s’y habituer, mais j’y suis toujours attentif, d’autant plus que justement, c’est répétitif. Elle a toujours quelque chose à exprimer. Cela passe d’abord par la plainte, mais un sourire ou un geste a vite fait de dissiper sa première réaction et ramener sur son visage une lueur un peu enfantine, un regard perdu et tendre qui ont tendance à me bouleverser. Peut-être parce que je suis plus impuissant face aux plaintes de Carmen que devant les feintes lamentations de Iulian qui n’entend que ce qu’il aime entendre et que j’ai vite fait de raisonner. Avec Carmen, c’est plus difficile, cela demande plus de douceur et de patience que d’autorité. Je crois aussi que j’y suis attentif parce que cette attitude a le don d’agacer, voire d’exaspérer, tous ceux qui tentent d’engager un dialogue avec elle. Dans «plainte», il y a aussi «porter plainte» et il n’est pas interdit de revendiquer. Peut-être finira t-elle par se soulever, se redresser physiquement, dans le sens de « se prendre en main », ce qui n’est pas gagné. Quant à Iulian, quand Carmen se plaint, généralement, il attend que cela passe.


Dans le cas présent, les inquiétudes de Carmen se cristallisent sur sa douleur post-césarienne et sur les besoins immédiats de Moise, beau bébé de quatre kilos vingt qui ne semble aucunement perturbé par les craintes de sa maman. Réglé comme une horloge, il dort, réclame à manger et engloutit sa pitance comme un forcené. Cela fait plaisir à voir. Très vite, la sage-femme de service nous a confirmé que Carmen, quelque peu anémiée, ne pourrait sortir ce jour, avis confirmé par l’anesthésiste roumaine qui l’avait vue le matin même.


Dernière étape de notre parcours: la pharmacie principale, au second sous-sol de la tour Bichat, pas loin de la chambre mortuaire. Il faut maintenant rationaliser notre duo et gagner en efficacité: pendant que je récupère les médicaments, Iulian ira au photomaton avec Carmen pour obtenir les photos d’identité de la maman et la sacro-sainte AME. Ce dont je ne me suis pas douté, c’est qu’ils tenteront d’y aller avec Moise dans sa petite couveuse à roulettes. Cela nous permettra au moins de tester la sécurité de la maternité et la réactivité des infirmières qui les stopperont à temps dans leur élan parental. Rester en famille et ensemble, coûte que coûte, se serrer les coudes.


A partir de là, la chance nous sourit dans une mécanique bien huilée ; j’espère qu’elle ne nous quittera plus: je retrouve Iulian devant le photomaton avec Carmen et la machine crache à nouveau les quatre portraits pâles et inexpressifs, nous remontons dans la chambre, puis enfin apparition comme par enchantement de l’assistante sociale qui, une paire de ciseaux à la main, découpe les images tant convoitées pour disparaître avec les dossiers complets. On croit rêver, je l’aurais presque embrassée. Fin du marathon et retour à l’hôtel en sifflotant.


Le lendemain en fin d’après-midi, toute la famille était à l’hôtel saine et sauve et Moise était sauvé non pas des eaux mais des tracas qu’aurait pu causer une absence d’AME, d’acte de naissance ou d’ordonnance médicale. J’ai laissé la famille C. devant la porte de leur hôtel. Je ne sais même pas si dans deux jours ils pourront encore y rester; c’est une autre histoire. Iulian, rasé de près aujourd’hui, m’a affublé d’un «merci Monsieur» en m’offrant grand seigneur deux bagues en argent noirci et un petit pendentif, Carmen m’a imploré une dernière fois, grimaçante, et Vestial a esquissé un sourire à faire chavirer les foules, promesse d’un avenir meilleur. J’avais envie de les serrer dans mes bras.

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