[FOCUS PROJET]
Le Klub Tifi, un outil contre les inégalités de genre


FOCUS PROJET

Le Klub Tifi, un outil contre les inégalités de genre

Secteur - Haïti
Thématique - Accès aux droits

Le Klub Tifi est un projet mis en place avec les organisations haïtiennes Repanse Pouvwa et Ojucah, partenaire local d’Habitat-Cité. Son objectif principal est de réduire les inégalités entre filles et garçons. Autour de groupes d’échanges et d’activités sportives, manuelles et culturelles, encadrés par des mentors de la communauté, les filles prennent conscience de leurs droits, gagnent confiance en elles et osent s’affirmer dans une société rurale plutôt conservatrice et patriarcale. Pour Habitat-Cité, c’est non seulement une question de d’équité mais aussi un moyen de favoriser l’autonomie des personnes et de lutter contre la pauvreté.

Après 17 mois en Haïti, Almudena Albert Galiana, chargée de mission à Habitat-Cité, nous expose son point de vue sur ce projet.

Une histoire de foot

Tout commence par une histoire de… ballon de foot ! Almudena, alors qu’elle était Volontaire de la Solidarité Internationale et qu’elle vivait en Haïti, se souvient qu’après avoir emménagé à Lavial, en 2019, c’est la première chose que ses jeunes voisines lui ont demandé. Un ballon ! Devant leur enthousiasme, elle leur offre avec plaisir le ballon tant convoité. Mais, quelques jours après, elle constate que seuls les garçons en profitent, tandis que les filles doivent aider leur mère. « Il est mal vu pour les filles de jouer dehors », explique un des parents. Une anecdote qui reflète le quotidien des zones rurales comme Lavial, où la répartition des rôles entre hommes et femmes est très marquée. « L’espace public est vraiment un domaine masculin, tout comme les fonctions de pouvoir et de prestige », observe Almudena. « L’accès à l’éducation, particulièrement aux études supérieures, est plus difficile pour les filles. Elles se voient souvent cantonnées dans la sphère domestique dès l’enfance. » Haïti n’est bien sûr pas le seul pays à connaître des inégalités de genre. A titre d’exemple, on estime que les femmes représentent deux tiers de la population analphabète dans le monde ou encore que 61% des personnes les plus pauvres sont des femmes.

Mais, en tant qu’ONG étrangère, il est délicat, voire contre-productif, de vouloir changer les choses frontalement, au risque d’une attitude moraliste ou d’ingérence. Habitat-Cité a toujours pour philosophie de travailler avec des organisations locales. « On a cherché des relais, l’appui d’une expertise locale. On ne veut pas imposer une vision européenne. » Pour faire évoluer la situation, il faut avant tout s’appuyer sur les ressources et les dynamiques propres à la société haïtienne.

« Ce n’est pas juste, mais c’est comme ça »

« Ojucah (1), notre partenaire local, est très ouvert sur la question des droits des femmes », assure Almudena. « Mais, peut-être parce que leurs dirigeants sont très majoritairement des hommes (2), ils se sentaient désarmés pour initier des actions pour favoriser l’équité. En fait, ils étaient plutôt fatalistes. » Pourtant, c’est grâce au partenariat avec Ojucah qu’Habitat-Cité a pu initier une petite révolution locale avec, tout d’abord, la formation de 25 femmes aux métiers de la construction.

Le déclic est véritablement venu d’une rencontre avec Repanse Pouvwa, une organisation haïtienne de défense des droits des femmes, très impliquée et compétente dans le domaine de la lutte contre les inégalités de genre. « Quand on les a rencontrées, le feeling est tout de suite passé. On parlait le même langage et on partageait les mêmes valeurs », se souvient Almudena. « Et en tant qu’ONG haïtienne, ils avaient acquis une véritable légitimité. Ils ont essaimé des Klub Tifi dans toute la région. » Forte de 8 années d’expérience dans le domaine de la lutte contre les violences faites aux femmes et aux filles et de l’équilibre du pouvoir entre les femmes et les hommes, Repanse Pouvwa a en effet développé une méthode et des outils bien adaptés au contexte et à la culture haïtiens.

« Habitat-Cité et Repanse Pouvwa étaient sur la même longueur d’ondes. Mais on n’avait pas d’argent pour ce projet. », poursuit Almudena. Le manque de financement menaçait de freiner les ambitions. Mais Repanse Pouvwa a répondu « OK, on y va quand même ! » Leur implication a alors commencé avec la formation de deux mentors (3), deux jeunes femmes de Lavial chargées d’encadrer le futur Klub Tifi.

Le premier Klub Tifi de la région ouvre en novembre 2019. Il accueille aujourd’hui une trentaine de jeunes filles de 9 à 14 ans et une quinzaine entre 14 à 19 ans. Chaque week-end les filles se retrouvent dans la grande salle d’Ojucah, perchée au sommet d’une colline avec une vue plongeante au-dessus des vallées, jusqu’à la mer. Si dans la société rurale haïtienne, elles n’ont pas facilement accès à des loisirs, ici, elles profitent d’un espace qui leur est dédié, où elles peuvent s’exprimer librement. Certaines créent des bracelets en macramé tandis que d’autres se concentrent sur une partie d’échecs ou de dominos. Si le foot est toujours roi, l’initiation à l’informatique suscite aussi beaucoup d’intérêt.

En plus des loisirs, le Klub Tifi tente également de prévenir l’abandon scolaire et les violences faites aux femmes et aux enfants. Autour de BD conçues par Repanse Pouvwa, lors du moment « Ti parlé », les filles discutent d’un thème différent chaque semaine avec leurs mentors. Les thématiques abordées sont, par exemple, le partage du pouvoir, l’estime de soi, la gestion familiale. Elles abordent aussi des questions souvent taboues comme l’amitié entre garçons et filles, la santé féminine, les violences domestiques ou sexuelles. Les BD racontent les problèmes du quotidien et proposent des solutions aux difficultés que peuvent affronter les filles. « Elles connaissent ces histoires par cœur, elles adorent ces livres ! » s’enthousiasme Almudena.

« Connaître leurs droits »

Les mentors ont la confiance des jeunes, elles sont des référentes, voire des confidentes. Elles savent qu’en cas de problème, notamment d’agression, elles peuvent compter sur leur écoute et leur soutien. La prévention des violences faites aux enfants et aux femmes est un des enjeux majeurs du Klub Tifi.

Ils ont aussi pour but d’éviter l’abandon de la scolarité des filles. Si une fille n’est plus scolarisée, les mentors rendent visites aux parents pour comprendre la situation. Elles sont appuyées par les membres d’Ojucah pour tenter d’éviter une déscolarisation précoce. Si un événement familial, comme un décès, entraine un manque de revenus trop important pour payer les frais de scolarisation, les membres d’Ojucah se mobilisent pour trouver des solutions et permettre à la jeune fille de poursuivre ses études.

L’accès à l’éducation est un puissant levier contre les inégalités et la pauvreté (4). Pour Almudena, « il est important de dire aux filles que faire des études, prendre la parole… Manier un marteau ou conduire un tracteur, c’est aussi possible pour elles ! » L’ambition ne devrait pas être limitée par le genre. Les femmes formées aux métiers de la construction par Habitat-Cité constituent un exemple pour la communauté.

« Oser ! »

Après plus de deux ans d’existence, l’impact du Klub Tifi est déjà visible. Les participantes ont énormément gagné en confiance en elles. « Ma fille était timide, réservée. Maintenant, elle prend la parole en public ! » s’exclament des parents impressionnés par la transformation de leur cadette.

« Elles osent s’affirmer dans l’espace public », confirme Almudena. Comme par exemple lors de deux ateliers avec Frantz Janvier, artiste haïtien, où elles ont peint les espaces collectifs co-conçus et construits par les habitant.es de Poli et de Carrefour les Amandes à Geffray.

Elles osent envisager des métiers dans des domaines considérés comme réservés aux hommes. Ou encore poursuivre des études supérieures, comme les deux mentors, qui s’engagent dans une carrière de professeures dans des universités de Jacmel. « Elles font sauter les barrières ; c’est leur droit. » conclue Almudena. « A l’avenir, ce sera normal. »

« C’est important de créer des activités pour les femmes mais il faut aussi inclure les hommes car la question des droits des femmes concerne toute la société », affirme-t-elle. Deux à trois fois par an, sont organisées les journées Feedback où les parents, mais aussi les institutions locales, sont invitées à découvrir les activités présentées par les jeunes filles. « C’est un truc de ouf », s’enthousiasme Almudena, « il y a 100 à 200 personnes à chaque fois ! » Preuve que la démarche du Klub Tifi suscite l’intérêt de toute la communauté. Et la fierté des parents.

Permettre aux habitantes d’être plus autonomes

Ojucah, partenaire local d’Habitat-Cité, est convaincu de l’utilité de ces actions et envisage d’essaimer le Klub Tifi dans d’autres zones de la région. « L’émancipation des femmes profite à toute la communauté. » En termes de cohésion et de justice sociale autant que d’un point de vue économique.

Par exemple, les artisanes formées par Habitat-Cité apportent un revenu complémentaire à leurs familles. Tout le monde est gagnant… à condition que les hommes prennent en charge, notamment, une partie des tâches domestiques et de l’éducation des enfants.

A ce titre, Repanse Pouvwa a initié les « Couples modèles ». Si l’intitulé peut paraître étrange vu de France, en pratique, ça fonctionne bien ! Ces couples, appuyés par Repanse Pouvwa, sont chargés de sensibiliser d’autres familles à l’égalité de genre, à une plus juste répartition des rôles entre hommes et femmes. Zéline et son mari Aldo sont l’un de ces couples porte-parole. Formée aux métiers de la construction par Ojucah et Habitat-Cité, Zéline est depuis 3 ans cheffe de chantier. Avec son nouveau revenu, la situation de sa famille s’est nettement améliorée. Mais pendant un temps, elle a dû cumuler son travail avec ses obligations de mère de famille. Jusqu’au jour où son mari a été convaincu qu’il était important – et normal – de la soulager des tâches domestiques. « Maintenant, il va chercher les enfants à l’école et il est très heureux de passer du temps avec eux. », confirme Zéline. A travers leurs témoignages, leurs expériences, le but des « Couples modèles » est de contribuer à questionner les divisions et les inégalités de genres dans la société, d’encourager les pères à s’investir plus dans la sphère domestique. C’était impensable il y a quelques années encore.

Un bilan très positif

Après deux ans d’activités, le bilan est très positif pour le Klub Tifi. Les activités et échanges réalisés au sein du club permettent : une réduction des inégalités d’accès aux opportunités entres les jeunes filles et les jeunes garçons, une sensibilisation des communautés rurales sur l’équité de chances pour toutes et tous, un espace dans lequel des vocations peuvent naître, la préparation des jeunes filles pour devenir des actrices des changements sociaux. Quand elle pense aux jeunes filles qu’elle a vu évoluer au sein du Klub Tifi, Almudena en est sûre : « Ce sont les femmes de demain, elles peuvent jouer un rôle moteur. Elles sont l’avenir d’Haïti. »

Des résultats concrets aussi importants pour les habitant.es que nos actions de construction de maisons et de reforestation.

  • (1) Ojucah : Organisation des Jeunes Universitaires de Carrefour pour l’Avancement en Haïti. L’association Ojucah a été créé par des habitant.es de La Vallée de Jacmel en 1998 et regroupe plus de 1000 membres aujourd’hui. Les domaines d’interventions de l’organisation sont variés et cherchent à répondre aux nombreux besoins des habitant.es : reforestation, éducation, eau potable, agriculture, élevage, etc. 
  • (2) Dans « l’équipe projet » d’Ojucah, il y avait au début du partenariat avec Habitat-Cité, en 2017, six personnes dont une seule femme… chargée de l’entretien. Depuis fin 2020, l’équipe se compose de 22 permanents, dont 9 femmes. Une évolution très positive mais qui doit se faire petit à petit.
  • (3) Le concept de mentor est développé par l’organisation haïtienne Repanse Pouvwa qui apporte son expertise méthodologique à Ojucah et Habitat-Cité dans la mise en place d’activités de lutte contre les inégalités liées au genre et les violences faites aux femmes et aux filles. Les mentors sont des jeunes femmes des communautés qui ont entre 18 et 25 ans et qui sont formées pour les membres de Repanse Pouvwa pour animer et encadrer le Klub Tifi. Elles appliquent le contenu méthodologique et sont des relais entre les filles et les adultes dans la communauté (parents, professeurs, membres d’Ojucah, etc.). Les mentors deviennent aussi souvent des exemples pour les filles du Klub Tifi. A Poli, Lydwine Broncard et Ovelinda Désir sont les deux mentors du Klub Tifi depuis le démarrage en novembre 2019. Elles ont entamé des études supérieures à Jacmel en 2020 et poursuivent leur engagement auprès du Klub Tifi chaque week-end. Suzanne Boyer, référente genre chez Ojucah, les accompagne dans leur travail.
  • (4) Quelques chiffres sur les effets positifs de l’accès à l’éducation pour les filles : www.plan-international.fr/droits-des-filles/pourquoi-les-filles/chiffres
  • (4) Et quelques statistiques sur les stéréotypes et rôles sociaux : www.haut-conseil-egalite.gouv.fr/stereotypes-et-roles-sociaux/reperes-statistiques/

En savoir plus

Sur l’organisation haïtienne Repanse Pouvwa :

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