06 Sep [TEMOIGNAGE]Les femmes dans la construction sociale de l’habitat
TÉMOIGNAGE
Les femmes dans la construction sociale de l’habitat
Secteur - El SalvadorThématique - Habitat & Genre
Témoignage de Claudia Blanco, directrice de Fundasal au Salvador
Architecte salvadorienne, Claudia Blanco a consacré sa vie professionnelle à la production sociale de logements dans les zones vulnérables d’Amérique Centrale. Aujourd’hui directrice de Fundasal (1), notre partenaire au Salvador, elle nous partage sa vision sur la place des femmes dans la société du pays et plus particulièrement dans la construction.
Se faire une place dans une société machiste
Je travaille à Fundasal depuis 1997. Je suis architecte. J’ai toujours pensé que mon travail devait être en accord avec mon envie de servir la société. J’ai commencé mes études à la UCA car c’est une université avec une dimension sociale. La UCA proposait un cursus qui tendait déjà vers la recherche de la justice dans la société. Donc je me suis diplômée de la UCA. Mon époux aussi est architecte. J’ai deux enfants, un de 14 ans et une de 15 ans.
Sans aucun doute, la Fundasal est comme une micro-société. L’énorme avantage, ou l’énorme privilège qu’il y a ici à Fundasal, est que toutes les personnes qui sont embauchées par l’institution entrent dans un processus de déconstruction de pensées patriarcales. Donc quelqu’un qui entre travailler à Fundasal est transformé, parce qu’il reçoit beaucoup, non seulement une expérience technique, avec beaucoup de choses que l’académie n’enseigne pas, mais aussi des conduites, des comportements égalitaires. Et je pense que ça doit être ainsi dans une institution qui cherche la justice. De plus, toutes les études, toutes les statistiques au niveau mondial, nous disent qu’il y a une énorme injustice dans le régime foncier et le logement pour les femmes. Fundasal s’attaque à ça.
Cependant, il y a toujours des attitudes qui octroient plus de crédibilité aux hommes, à ce qu’un homme peut dire plutôt que ce que la femme peut dire. Cela a toujours existé et cela existe encore aujourd’hui, alors que j’ai plus de 50 ans. L’attitude manifestée par ceux qui écoutent ce que je dis, moi, comparé à ce que dit un homme, n’est jamais égale. Car la société est ainsi. Ceci implique un défi plus grand pour les femmes. Ils exigent plus de nous, c’est tout le temps comme ça. C’est regrettable. Mais oui, c’est le schéma culturel.
La production sociale de l’habitat : un apprentissage non académique
J’étais une jeune architecte entrant dans le monde du travail en 97, et je suis très reconnaissante pour l’ensemble du transfert de connaissances dont j’ai bénéficié en entrant à Fundasal à cette époque. Car l’université ne propose rien sur la production sociale de l’habitat bien que le déficit de logement soit grand. Ça n’existe pas, ni en ingénierie, ni en architecture, alors qu’au Salvador, presque 80% de la population a produit socialement son habitat. C’est déplorable. Il faut donc apprendre sur le terrain une nouvelle manière de gérer la construction, de construire, en ayant une grande ouverture d’esprit et une attitude humble. Il faut aussi que l’équipe accepte de transmettre ses connaissances. L’université n’enseignait pas comment accompagner les familles pour qu’elles s’organisent et pour construire. Ce sont mes collègues qui me l’ont appris. L’académie n’enseignait pas comment créer des quartiers sur la ville déjà construite. Ils t’apprennent seulement à construire une ville à partir de zéro. Ils t’enseignent comment faire une organisation nouvelle. Ils ne t’enseignent pas comment transformer l’urbanisation, ce que les gens ont déjà fait, comment respecter le préexistent. Donc tout cela je l’ai appris de mes collègues qui avaient plus d’années d’expérience.
La discrimination positive
L’action de Fundasal a deux impacts : au niveau local communautaire mais aussi au niveau des personnes qui travaillent à Fundasal. Des femmes qui travaillent à Fundasal m’ont dit qu’elles n’ont connu leurs droits qu’à partir du moment où elles ont découvert ce que Fundasal faisait. Sans aucun doute, nous les femmes, nous subissons une pression qui nous pousse à nous conformer à des comportements attendus. Il y a des pressions sociales pour adopter un comportement stéréotypé, le comportement que la société te dit d’avoir. Un exemple très simple : être mariée. Parce que tu dois être mariée pour avoir des enfants. Ce devrait pourtant être des options de vie. Car chaque être humain a le droit d’opter pour ce qu’il veut pour sa vie. Et sans aucun doute, nous les femmes nous subissons ces pressions à différents stades de l’existence. Or Fundasal, comme d’autres institutions similaires, permet de se développer d’une manière différente. C’est la chance des femmes qui travaillent ici.
Il existe aussi la possibilité en interne de dénoncer un outrage aux droits des femmes, quand il y a un abus de pouvoir envers les femmes. Je ne sais pas dans combien d’institutions cela peut être une réalité mais clairement, dans une institution de plus de 100 employés, il y a aussi ce type de problème. Mais nous avons des mesures correctives adaptées aux abus signalés. Ceci aussi est très prometteur pas vrai ? Car si nous connaissons tous les règles du jeu, et que pourtant nous ne les respectons pas, il doit y avoir des mesures qui corrigeront ces types d’abus.
Dans le cas de Fundasal, notre présidente est une femme et il y a un pourcentage équitable d’hommes et de femmes au conseil d’administration. C’est conscient, ça a été recherché. De plus, dans tous les programmes, depuis 54 ans de vie dans l’institution, la majorité des bénéficiaires sont des femmes. Pourquoi ? Parce que ce sont des mesures de discrimination positive. Ce sont des mesures qui cherchent enfin à accroitre la capacité des femmes à travers la reconnaissance du fait qu’elles ont été reléguées. Cela veut dire que nous reconnaissons cette faille, nous reconnaissons l’iniquité qui a fait que les hommes ont toujours été devant, et les femmes derrière, historiquement. Il y a une dette à régler et du coup les projets permettent, par des mesures de discrimination positive, de régler cette dette.
Une majorité de femmes bénéficiaires des projets : le revers de la médaille
Mais il y a aussi le revers de la médaille. Parmi les femmes qui participent aux projets, beaucoup d’entre elles sont des cheffes de famille. Cette question, il faut l’aborder avec précaution. Où sont les hommes ? Nous ne pouvons pas être une société dans laquelle seules les femmes assument la charge de s’occuper des personnes âgées, assument la charge de s’occuper des enfants, assument la charge de l’amélioration de leurs quartiers, assument la charge d’être de subvenir aux besoins économiques, assument la charge de l’éducation des enfants. C’est une charge très lourde alors que la société est faite de deux parties : les hommes et les femmes. C’est pour cela que nous devons continuer à travailler avec les deux. Car les hommes aussi doivent déconstruire leurs pensées. Ce ne sont pas seulement les femmes qui doivent comprendre qu’elles sont des sujets de droits, mais les hommes aussi doivent comprendre qu’ils sont co-responsables du développement, du développement humain ; cela signifie qu’ils sont co-responsables de l’éducation, co-responsables des soins, co-responsables de l’économie familiale, etc.
Travailler avec seulement des femmes, cheffes de famille, signifie qu’il y a un truc dans la société qui ne fonctionne pas. Il ne peut pas y avoir des logements où seules les femmes sont, ou la majorité des femmes, responsables du développement communautaire. Il manque quelque chose. La vérité est que le développement humain est le fait de toute la société, et toute la société c’est les hommes et les femmes inclus.
Les femmes dans la construction… et dans la société
Je pense que c’est très important de voir des femmes construire, ça a un grand impact dans le contexte de l’Amérique centrale. Mais ça a aussi un grand impact de voir une femme députée, une femme maire, une femme à l’université, une femme juge… Il ne s’agit pas seulement de faire des tortillas, faire du pain… Il y a d’autres façons de se développer dans la vie. Il y a des options, des alternatives à prendre. Or la construction est certainement l’un des secteurs les plus fermés qui puisse exister, aujourd’hui encore. Il reste un gros travail à faire, pas vrai ? En ce sens, sans aucun doute, les femmes constructrices impriment une marque très forte de déconstruction de la pensée patriarcale, dans leurs coopératives, dans leurs communautés, dans leurs associations de développement. C’est quelque chose de très fort ce qui se passe. Il faut soutenir leur action.
Je pense que les femmes qui construisent sont en train d’entrer dans un champ très fermé, « réservé aux hommes ». C’est donc très important de continuer sur cette lancée, mais d’aller au-delà. Je pense, par exemple, aux ordonnances municipales où on commence à dire qu’il doit y avoir au moins autant de d’hommes que de femmes dans les activités dites « inhabituelles » tant pour les hommes que pour les femmes, dans tous les domaines. Que la secrétaire qui reçoit le maire ne soit pas une femme mais un homme, qu’il y ait des femmes maires, qu’il y ait une parité de conseillers, qu’il y ait des équipes techniques combinées d’hommes et de femmes, de sorte que cela se répercutera dans toute la société et dans toutes les activités que nous faisons.
Je me souviens d’un groupe d’hommes sur un chantier. Ils disaient qu’ils ne voulaient pas de femmes dans leur équipe car les femmes allaient se battre, les femmes n’avaient pas de force, les femmes allaient se faire mal. Or les tâches agricoles sont faites par les deux, tout comme l’élevage des animaux ; mais pour la construction il se trouve que non. Il y a eu une expérience dans laquelle le rejet était si grand que ça a obligé les femmes à dire que « Nous ne voulons pas travailler avec vous, nous allons faire notre propre équipe uniquement de femmes ». Mais c’est parce que les hommes avaient refusé de travailler avec des femmes. C’est très dur. Et bien sûr, les femmes ont travaillé, travaillé, travaillé et prouvé que la maison était tout aussi belle, tout aussi sécurisée que celle construite par les hommes et dans le même temps imparti. Je peux dire que ce n’était pas idéal car il aurait fallu travailler de manière combinée. Et la solidarité commence par le travail de manière combinée. Mais c’est toujours un sur-effort de la part des femmes : pour faire leurs preuves, elles doivent toujours en faire plus que les hommes.
Le courage de la participation citoyenne
En terme général, l’Amérique centrale a dû beaucoup lutter pour ce qui s’appelle la participation citoyenne. Dans presque toute la région, il y a eu des guerres, des génocides, l’extermination de peuples originaires et de peuples d’ascendance africaine… Donc le concept de participation citoyenne est quelque chose de très récent dans l’histoire de l’Amérique centrale. Or je pense que ce concept de participation citoyenne est la pratique la plus importante pour l’avenir de toutes les femmes de la région. Car au sein des groupes vulnérables, violés dans leurs droits humains, les plus violentées ont été les femmes. Ce qui signifie que les personnes qui ont le moins exercé la participation citoyenne ont été les femmes.
Parler a toujours été risqué dans l’histoire de l’Amérique centrale. Se manifester en public n’a jamais été facile. Il a fallu faire face à de graves conséquences comme Monseigneur Romero (2). Dénoncer la vérité, dénoncer les violations, dénoncer les abus de pouvoir, a coûté la mort à de nombreuses personnes dans la région. Donc il y a une peur de participer en tant que citoyen, et c’est resté dans notre ADN. Il faut bien réaliser ce que signifie, pour une femme d’une communauté, se mettre debout devant une assemblée et parler. Le courage des femmes dans tous les domaines, de la famille jusqu’au national, de pouvoir parler en public, faire valoir leurs besoins et proposer les solutions qu’elles veulent, qu’elles pensent, est la chose la plus importante de l’histoire de la vie des femmes.
Un travail d’accompagnement de long terme
Une femme debout là, parlant de manière super détendue, ça semble facile. Mais ça n’a pas été facile. Parfois, le travail de Fundasal commence par l’alphabétisation car ce sont des femmes qui ne sont pas allées à l’école. Elles ont donc commencé, en étant déjà adultes, à apprendre à lire et à écrire. Nos projets peuvent durer 10 ans, en termes constructifs, sociaux et économiques. Cela signifie qu’en 10 ans, les femmes ont appris à lire et à écrire, à savoir identifier les violations de droits humains, à savoir proposer des solutions en accord avec leurs réflexions, avec leurs besoins et à mettre en œuvre les solutions, prendre en main les outils nécessaires pour la transformation de leurs conditions de vie. Ceci est le plus grand pas que la population peut réaliser en terme de développement.
(Traduction : Mayra Agudelo)
(1) Fundasal, partenaire d’Habitat-Cité, est une prestigieuse fondation salvadorienne qui lutte depuis 1968 pour le droit au logement.
(2) Monseigneur Romero : archevêque de San Salvador, il a été assassiné en pleine messe le 24 mars 1980 pour avoir été le défenseur des droits de l’homme et particulièrement des paysans de son diocèse.